Hommage à Emilie Dequenne
- Juliette Goudot
- 17 mars
- 5 min de lecture
Emilie Dequenne, toutes nos héroïnes
Juliette Goudot, membre de l'UPCB, nous présente son hommage à l'actrice belge.

Emilie s’en est allée et le cinéma belge est en deuil. Avec sa mort survenue trop tôt, à 43 ans, c’est aussi une génération qui est touchée en plein cœur. Pour beaucoup d’entre nous, le cinéma a commencé avec elle, en allant voir Rosetta des frères Dardenne, son premier film qu’elle tourne à l’âge de dix-sept ans. Rosetta c’est un premier grand choc physique de cinéma, une sidération totale devant un tel engagement de jeu, un film d’adolescence qu’on sait déjà qu’on n’oubliera jamais. En sortant de la salle on était comme sonnés, on avait dix-huit ou vingt ans et on savait qu’on venait de rencontrer une héroïne jamais vue. Une qu’on n’oublierait jamais. Une qui contient tous les possibles avec ses bottes en plastique et ses joues rouges, prête à tout pour résister au licenciement. La rage de l’adolescence, sa candeur, le passage à l’âge adulte, l’envie de vivre et d’être soi plus que tout. « A dix-sept ans j’étais déjà moi. Je suis la même, ça a juste maturé, un peu comme le vin » nous confiait-elle dans sa dernière grande interview pour le magazine Gaël au printemps 2023 dont nous reprenons ici plusieurs extraits. C’était il y a deux ans, quelques mois avant l’annonce de la maladie qui l’a emportée après dix-huit mois de combat acharné contre un corticosurrélanome. Sans doute qu’Emilie Dequenne a toujours été elle-même, c’est peut-être cette évidence d’être qui contenait la grâce de son jeu.
Emilie Dequenne était de la trempe des Simone Signoret et des Meryl Streep, son pouvoir d’incarnation était tel qu’elle pouvait être toutes les femmes. Nous toutes. Elle a été toutes nos héroïnes. Elle continuera de l’être. Sauf qu’Emilie était belge et que ça comptait pour elle, ce terreau-là. Celui dans lequel elle a été fabriquée, la terre où elle a grandi. « Je ne pourrais pas être autre chose que Belge » glissait-elle, citant au passage La plage d’Ostende de Jacqueline Harpman, « le livre de ma vie ». Tiens tiens, l’héroïne s’appelle Emilienne et vit un grand amour pour un peintre. Emilie Dequenne se disait « sans secrets ». Son terreau à elle fut la menuiserie familiale à Saint-Ghislain dans le Hainaut, où l’on pratique le judo mais aussi le chant et le piano, où l’on va au théâtre amateur voir des pièces qui forgent son envie de jouer. C’est ce terreau très ancré autour de Mamie Gilles, sa grand-mère, jusque dans la toponymie boisée de son nom (la menuiserie Fagot-Dequenne « pour le bois et les chênes, ça ne s’invente pas ! ») et les après-midis à jouer avec les cousins, à partir duquel elle puise sa force, son humanité profonde, son sourire de bonté absolue, ses fêlures aussi.

Emilie c’est d’abord Rosetta des frères Dardenne, une héroïne de cinéma totale qui habite chaque plan et dont la force d’incarnation évoque Carmela dans Païsa de Roberto Rossellini, la jeune fille sacrifiée par les fascistes. Rosetta fait partie de ces films-choc que toute une génération découvre à l’adolescence et qu’on n’oublie jamais, comme Breaking the waves ou La vie rêvée des anges qu’Emilie nous avait confié aimer. C’est aussi le film qui l’a forgée : « De toute ma vie par la suite je n’ai connu de tournage comme Rosetta. Un film qui repose entièrement sur vous, ça engage une responsabilité énorme. Rosetta était quasiment une forme de dogme. Les journées de tournage étaient très dures, très intenses. On se levait à cinq heures du matin et le soir je ne mangeais même pas, j’allais me coucher directement. On travaillait six jours sur sept, samedis compris et le tournage a duré 45 ou 50 jours. Quand on n'a jamais tourné, commencer par là c’était fou. Mais ça a été une révélation. Nulle part ailleurs je n’aurais pu être plus à ma place » confiait-elle. Le film reçoit la Palme d’or au festival de Cannes, et Emilie le prix d’interprétation, rare doublé.
Entre autres héroïnes Emilie fut aussi Laura, amoureuse de Jean-Pierre Bacri dans Une Femme de ménage sorti en 2002. Elle se souvient « écouter du rap à fond dans la voiture avec Jean-Pierre » sur le tournage, et qu’ensemble ils « se protégeaient du côté impudique de Claude Berri ». Car Emilie c’était aussi la pudeur incarnée au cinéma - « la nudité m’éloigne du personnage en me ramenant à moi, cette féminité-là je la garde pour moi » disait celle qui a été la femme d’un seul homme, le comédien Michel Ferracci.
Emilie, c’est Murielle la mère infanticide d’A perdre la raison de Joachim Lafosse, autre choc de cinéma qu’elle tire du côté de le tragédie grecque, autre prix cannois au Certain regard en 2012. Dix ans plus tard dans Close de Lukas Dhont elle joue sur un autre versant du registre maternel, variation sur une autre forme de transgression de la douleur, par l’amour cette fois, apportant au film et à toutes les mères, une consolation inouïe. Ce sont ses bras dont on voudrait aujourd’hui pour nous étreindre.

Emilie, c’est aussi la possibilité du transfuge social avec le rôle de Jennifer dans Pas son genre de Lucas Belvaux sorti en 2014, le destin d’une coiffeuse de province amoureuse d’un homme qui n’est pas de sa classe sociale et qui va en éprouver le mépris avec force, dans un carnaval final qui tord encore le cœur. C’est de nouveau chez Lucas Belvaux dans Chez nous (2017) qu’elle imprime une dimension politique à son jeu avec le rôle de Pauline, une infirmière libérale qui devient tête de liste d’un parti d’extrême droite, un rôle visionnaire qu’elle décrivait comme un engagement en soi : « Pour moi la vie entière est politique même si je n’exprime là-dessus qu’à travers les films ».
Emilie, c’est enfin Louise, femme trompée d’une souveraineté de jeu exceptionnelle dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2020) d’Emmanuel Mouret, pour lequel elle obtient un César, rôle à l’ambiguïté créatrice qu’elle définissait en ces termes : « au premier regard c’est une femme trompée mais en réalité c’est pour moi un personnage assez divin, presque une déesse. J’aime l’idée de pouvoir aimer de cette manière, sans ego. Pour moi c’est comme ça que l’amour, le vrai, est censé être, avec un côté romanesque dans l’abnégation. Ça me fait complètement vibrer. »

Dans l’un de vos derniers rôles, Emilie, TKT de Solange Sicurel sorti en 2024, vous étiez la mère d’une jeune fille harcelée. A chaque endroit de jeu vous étiez « dans la vérité », jamais ailleurs. Là aussi vous apportiez une consolation sans égale, celle qui nous manque aujourd’hui.
Pour vos proches, pour votre art, pour nous tous, votre départ est une tragédie.
Puissent vos films nous permettre de poursuivre la conversation.
Puissent-ils nous permettre aussi de vous remercier d’avoir tant donné.
Dans le cadre du centenaire de l’UPCB, « Rosetta » de Luc et Jean-Pierre Dardenne sera projeté à la Cinematek le 27 novembre prochain. Au plaisir de vous y retrouver.